La danse «poéthique» de Fabienne Abramovich «hier l’épuration juive, aujourd’hui la Yougoslavie », en sous-titrant ainsi son solo intitulé «La Danse des aveugles», la chorégraphe d’origine suisse Fabienne Abramovich réinvente une parole «militante» à la danse d’aujourd’hui. Une parole silencieuse mais irradiante qui veut croire en la force de la mémoire. Sur fond d’images de génocide et de guerre (Holocauste juif et images actuelles de l’ex-Yougoslavie) projetées aux murs ou au sol, Fabienne Abramovich, avec pudeur et distance, fait ondoyer son corps en gestes lents et tenus, mesurés et enveloppants, accomompagnée par la musique de Scelsi. On devine combien le propos de la chorégraphe est délicat: s’emparer d’images aussi chargées de symboles, les inscrire dans le domaine de l’art en espérant ainsi lutter contre la léthargie qui assaille nos mémoires, est un acte artistique qui prend le risque de heurter certains esprits. A commencer par celui de la chorégraphe elle-même, qui longtemps s’est demandée si elle avait le droit de confronter ces terribles images à l’acte de danser. Mais à la passivité absolue et au silence qui sont le lot commun, Fabienne Abramovich a préféré la création, dût-elle s’enfanter dans l’errance du doute. Et tant pis pour les âmes bien-pensantes. Rencontre avec chorégraphe engagée dans son temps. Les Saisons de la danse : pouvez-vous nous parler de l’origine de cette pièce? Fabienne Abramovich : j’ai décidé de faire cette pièce en février 1993, suite aux événements qui se déroulaient en Bosnie en 1992. Un jour, en ouvrant le journal, alors que j’étais en train de prendre mon petit déjeuner, j’ai lu un récit sur les Serbes qui s’amusaient à mettre les bébés à la broche et à les faire tourner. Un sentiment d’horreur indescriptible, mêlé d’impuissance, m’a aussitôt envahie, et je me suis demandée quelle position il me fallait adopter en tant qu’artiste, ce qu’il m’était possible de faire en tant que danseuse. C’est la crainte du fascisme, la crainte d’une gangrène qui m’a conduite à créer «La Danse des aveugles». Quelle était votre intention en créant cette pièce ? FA : j’ai abordé cette pièce d’une manière très subjective. «la Danse des aveugles» fonctionne comme un regard et non comme un documentaire. Je me positionne comme un individu qui, au croisement de sa vie, a récolté des informations pour donner naissanceà un regard qui n’a d’autre prétention que d’être le sien. C’est pourquoi l’intention qui traverse cette pièce n’est pas d’affirmer des choses ou de faire passer de grands messages, mais simplement de dire non à l’horreur au moyen de l’acte de danser. Car au fond, je crois qu’il n’y a pas grand chose à dire. «La Danse des aveugles» dénonce le crime au nom d’un épuration ethnique. La danse est-elle pour vous, un acte de résistance ? FA : un artiste a le droit de ne rien dire, de ne pas passer de message. Mais «La Danse des aveugles» est en effet une dénonciation du crime. Pour autant, la pièce ne contient aucun message. Elle pose davantage une question qui, dans sa formulation, se rapproche d’une résistance. La pièce revêt un aspect militant, mais sous la forme d’un acte que j’aime à qualifier entre guillements de «poéthique» (le jeu de mots sur «poésie» et «éthique» est transparent). Car mon travail a toujours été en relation avec l’éthique, comme tout travail en danse, je crois. C’est dans ce sens-là que je parle de dénonciation. Un danseur est toujours un résistant, il est toujours en rébellion, en révolte, comme le suggérait déjà la grande danseuse moderne Mary Wigman. «La Danse des aveugles» est aussi une danse sur la reconstitution de la mémoire des génocides de ce siècle. Pensez-vous que le corps est un outil privilégié pour raviver cette mémoire ? FA : oui, car le danseur est cet artiste qui par excellence habite son corps. Le corps est la matière même de son art, il est une force visuelle, une énergie. Or en temps de guerre, c’est le corps qu’on tue, viole et bafoue. L’atteinte à la dignité de l’autre se fait toujours à travers le corps. Avec les moyens qui sont les siens, un danseur peut dire, dénoncer, faire voir. A ce titre, son art est un outil formidable. A partir du moment où un danseur manifeste sa présence vivante, sa puissance de corps en tant que vie, il est déjà, je crois, un acte de dénonciation capable d’intervenir sur l’image d’un corps martyrisé. Dans «La Danse des aveugles», on trouve par exemple des petits passages assez terribles sur la mémoire du génocide, en l’occurrence l’Holocauste, où l’on voit effectivement des charniers. Mais dès l’instant où l’on fait évoluer un corps vivant sur ces images de violence surgit paradoxalement une mémoire oubliée. La seule lumière qui éclaire « La Danse des aveugles » vient des projecteurs diapos; elle transforme mon corps en ombre, une ombre qui comme une âme parlerait pour ces corps qui ont été martyrisés. Dans ce sens-là, l’œuvre fonctionne peut-être comme un outil contre l’oubli. Votre danse vise-t-elle la rédemption du «désastre des autres corps», ces corps donnés en pâture par les médias ? FA : l’expression le «désastre des autres corps» – ces corps que les médias ne se privent pas de nous donner à voir – m’inspire deux idées. Montrer ainsi, au travers de l’information, un corps violenté ou torturé (Holocauste, ex-Yougoslavie, Rwanda…) produit une sorte d’exorcisme, ici en Europe, à l’égard d’une violence ou d’une douleur qui pourraient habiter chacun d’entre nous. Tout se passe comme si cette représentation vivante de la douleur nous déculpabilisait, nous autres Européens, de notre horreur individuelle. Ce processus est très dangereux à mon avis, car représentée, photographiée, filmée, notre propre image de l’horreur s’endort. De fait, la dénonciation s’affaiblit puisqu’elle a entre autre effet celui de nous déculpabiliser. La deuxième a trait au sacrifice. Aujourd’hui encore, nous assistons à un processus sacrificiel dont nous n’avons peut-être même pas conscience. Dans le même temps qu’elle est un nécessaire témoignage sur la vérité, l’information contient aussi toute la douleur du monde. L’image est très présente dans «La Danse des aveugles»… FA : je suis très attirée par l’image, qu’elle soit fixe ou en mouvement. Je n’ai jamais été attirée par les objets ; je me sens loin d’eux parce qu’ils font toujours partie d’un décor tantôt esthétique, tantôt fonctionnel. C’est peut-être pour cette raison que l’image est pour moi vivante, qu’elle occupe l’espace. L’image n’est pas un objet, elle est une réalité à laquelle il faut faire face. L’idée, pour «La Danse des aveugles», était d’utiliser des images connues, de la déplacer de leur cadre habituel pour peut-être les regarder différemment. Je ne fais pas autre chose que de raviver au moyen du corps dansant les images de violence banalisées par la profusion et le surinvestissement dont les médias sont en grande partie responsables. C’est le corps dansant qui nous apprend à regarder ces images «autrement». L’investissement médiatique de ces images est tel qu’il incombe peut-être aujourd’hui à l’artiste de se les approprier pour les donner à voir d’une autre manière. Une manière qui permettrait de remettre le spectacteur en état d’alerte. D’aucuns ont pu trouver l’utilisation que vous faites de ces images blasphématoires. Comme réagissez-vous à cette critique ? FA : pour être sincère, cette question de blasphème continue de m’habiter et de me tourmenter. Lorsque je travaillais à l’élaboration de cette pièce, je me réveillais en pleine nuit en proie à d’horribles cauchemars où je transpirais littéralement les corps montrés par ces images. Je me retrouvais en nage dans mon lit. C’est pourquoi je tiens à présenter cette pièce dans des caves, des églises, des corridors, bref des lieux qui inspirent le recueillement et le silence. Un espace intimiste et silencieux, plongé dans la pénombre s’impose parce qu’il faut à tout prix préserver le respect et la pudeur. Mais la nécessité pour moi de créer cette pièce a vaincu le doute terrible – ai-je le droit de danser sur ces images ou non ? – qui me torturait, bien qu’à la question du blasphème, je n’ai toujours pas trouvé de réponse. Je ne suis sûre que d’un seule chose: il fallait que je crée cette pièce. «La Danse des aveugles» représente-t-elle une étape fondamentale dans votre parcours ? FA : cette pièce compte énormément. J’ai toujours beaucoup plus travaillé l’abstraction, l’harmonie des formes, bref sur un univers relativement circulaire. Or, «La Danse des aveugles» est basée sur les choses du concret, du réel, comme en témoigne l’expression qui s’en dégage. Je la sens très intime par rapport à ce que je suis, au nom que je porte, à mon identité: ce qu’elle donne à voir est le résultat d’un rassemblement d’événements qui, au risque de me répéter, justifiaient que je la fasse. Avant de présenter votre pièce au festival de Strasbourg, vous reveniez de Sarajevo où vous aviez passé trois semaines… FA : oui. J’y ai travaillé avec les danseurs du Ballet national. Les hommes dansaient la journée et, le soir venu, se rendaient au front-line. C’était très troublant. Aujourd’hui mon désir est de travailler en jumelage avec eux. Mais le projet qui articule ce travail n’est pas encore vraiment abouti. L’esprit du travail est plutôt celui du work in progress. Je reste cependant en contact avec les danseurs qui me faxent régulièrement chez moi à Genève, l’avancement de leur travail. Nous travaillons pour l’instant à la construction de pièces courtes d’une durée de 10 à 15 minutes qui seront présentées à Sarajevo et au Festival de danse de Genève en août si tout se passe bien. Quelles sont les conditions de travail des danseurs à Sarajevo ? FA : Evidemment très difficiles. Il fait toujours très froid, les fenêtres sont détruites, les livres sont détruits, l’eau chaude fonctionne une fois sur trois, le matériel fait cruellement défaut. Ils souffrent de surcroît de fatigue physique en raison de la mauvaise nutrition, du manque de sommeil et en même temps certains d’entre eux font preuve d’une énergie incroyable. Tout cela perturbe énormément et les danseurs, et le travail. Les danseurs ne savent jamais à l’avance comment ils vont travailler et si demain ils vont pouvoir remettre l’ouvrage sur le métier. Ils travaillent au jour le jour. Notre vision, à nous autres Européens, des événements en Bosnie repose sur le massacre, mais en réalité les problèmes liés à l’organisation sont absolument énormes. Tout est détruit au point qu’il peut paraître totalement paradoxal de vouloir monter un projet culturel car la nécessité, à mon sens, se situe davantage dans l’urgence de reconstruire une mémoire pour l’avenir. On parle beaucoup de Sarajevo, et c’est normal, mais c’est toute la Bosnie qui est concernée par cette guerre. La seule chose qui est révoltante, c’est le non-positionneent des politiques eu égard à la manière effroyable dont vivent ces gens. Ne rien dire, ne rien faire, relève à mon sens d’une forme de participation. |
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Chorégraphie | Fabienne Abramovich | ||
Danse | Fabienne Abramovich (Irma Ungricic pour les tournées) | ||
Musique | Scelsi (Uaxuctum I et II) | ||
Image/Conception | Fabienne Abramovich | ||
Programmation image | Alexandre Simon, Gérard Burger | ||
Réalisation vidéo | Patricia Aesbischer | ||
Cession images | Olivier Vogelsang | ||
Construction technique |
Cristof Carrion | ||
Photographe | Muriel Biollaz, Jacques Berthet | ||
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Avec le soutien de |
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La Bâtie, Festival de Genève et de Pro-Helvetia Fondation Suisse pour la Culture - Genève | |||
Remerciements | |||
SMAV, BASIS, SGG Saint-Gervais Genève, Centre pour l'image contemporaine (Laurent Desplands), Journal de Genève, La Maison Juive de Genève, ADC, Kaleidoscope Audiovisuel, APIC | |||
P. Aebischer, M. Biollaz, B. Consuelo, V. Durschel, F. Haller, Magasin Else, Mr. Nicollet, P. Piguet, O. Vogelsang et toutes les personnes qui ont participé de près ou de loin à la réalisation de ce projet | |||
Suisse |
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Ecole des Arts Décoratifs, Genève Rencontres chorégraphiques de Bagnolet (Salle Patino) Festival Archipel (Salle Patino) |
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France | |||
Chambéry, Albertville et Strasbourg | |||
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