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TIRER UN TRAIT ALLER A LA LIGNE
(Fabienne Abramovich danse pour Nouveaux instruments de mesure)
Chère Fabienne,
Cela fait quelques temps que je veux t'écrire à propos de la performance dansée qui a accompagné les trois vernissages de l'exposition "Nouveaux instruments de mesure", au début du printemps dernier. Sans tenter un bilan, je ressens le besoin de noter librement quelques remarques que j'ai pu faire alors que je te regardais danser dans la poussière de bois de l'ancienne menuiserie NORBA, à Genève, puis sur le sol défoncé de la B.F. 15 à Lyon, enfin dans cette magnifique salle d'exposition de l'Ecole des Beaux-Arts de Grenoble dont l'immense verrière nous permit de voir décliner le jour.
Tu dansais seule au milieu d'un public qui t'était étranger puisque c'était celui de l'art contemporain. Comme réponse au thème de l'exposition, tu avais décidé de parvourir une ligne droite qui partageait en diagonale les différents lieux dans lesquels tu te produisais. Le public se répartissait autour de cet axe; à Lyon, il te serrait de si près que l'amplitude de certains de tes gestes était réduite et que la liberté de la danse se trouvait entravée. Malgré tout, il me semble que je n'ai jamais aussi bien compris ton vocabulaire de chorégraphe qu'à l'occasion de ces trois solos. Sans doute est-ce parce que tu avais choisi de jouer l'épure, de profiter de la situation décalée qui était la tienne pour revenir sur ta pratique, pour l'approfondir en la simplifiant. J'ai intitulé cette lettre "tirer un trait, aller à la ligne" parce que j'ai l'impression que c'est exactement ça que tu as fait. Ta chorégraphie s'organise à partir d'un élément géométrique fondamental: la ligne droite. Cependant, elle n'en fait pas un motif mais un événement. La ligne n'existe pas comme un préalable à la danse bien que le tapis au sol délimite une piste rectiligne. Et, lorsque tu commences à danser, tout peut arriver: rien ne garantit que, pour finir, la danse va développer la rectitude de la ligne, ce que pourtant elle fait mais comme une véritable création, comme si la ligne droite n'avait jamais existé auparavant, comme si son mode d'être stable et reconnaissable entre tous était resté inconnu des spectateurs jusqu-là, jusqu'à cette révélation.
Ton corps, le corps de la danse, est ce qui rend la ligne plus compréhensible au fur et à mesure qu'il l'inscrit dans l'espace, allant et revenant, construisant et défaisant des équilibres qui tous parlent de la ligne, donnenet un point de vue différent sur la ligne. C'est avec lui que nous "allons à la ligne" comme à l'unique possibilité qui se dégage peu à peu d'une suite d'épisodes mouvementés.
Ce que j'ai cru comprendre à travers cet exercice de géométrie incarnée, c'est que ta danse s'autorise d'une connaissance du corps comme machine à bouger qui privilégie toujours l'accomplissement naturel du mouvement plutôt que l'effort contraint. Une logique des enchaînements qui me fait penser, parmi d'autres, à Simone Forti ou Trisha Brown. Là, le repos n'est pas forcément synonyme d'immobilité, la trajectoire peut être le lieu d'un extraordinaire délassement. Ou, pour le dire autrement, le mouvement est un destin heureux, la promesse du bonheur, pourvu que soient respectées ses règles de construction. La chorégraphie est donc plus affaire d'intelligence avec le mouvement-une intelligence qui s'ébroue- que de virtuosité douloureuse. Le postulat que je vois maintenant se dessiner derrière tout ceci est simple; il établit que le mouvement est plus naturel que l'immobilité. ça bouge, de l'atome aux montagnes, selon des vitesses et des amplitudes bien différentes, ça ne cesse de bouger. La ligne droite est tout autant, comme le dit Michaux, un "dégagement" qu'un "déplacement". La géométrie en acte c'est de la physique, celle du corps dansant, par exemple. Et si la physique en acte était de la métaphysique ?
"Tirer un trait, aller à la ligne", c'est aussi ce que tu faisais, à ce moment-là, dans ta vie de chorégraphe. Quelque chose s'achevait, qui ne serait pour longtemps sans doute plus comme avant, et tu voulais en prendre acte. L'étonnant dans cette affaire des "Nouveaux instruments de mesure", c'est que tu en utilisais un, le corps, qui rendait absurde l'impératif de la nouveauté par l'affirmation de la vie même. Et que retrouvant la vie dans sa nudité fondamentale, l'affirmation première d'une géométrie simple, tu renouais avec la ferveur de tes chorégraphies les plus engagées en montrant clairement que leur engagement avait été avant tout un engagement pour la vie. Linéarité du souffle, rectitude du pas, délinéament des gestes: la ligne devenait une tentative pour organiser les mouvements, pour porter témoignage de leur vitalité.
"Tirer un trait, aller à la ligne" passer à autre chose. N'est-ce pas significatif que changeant de direction tu aies choisi de suivre une trajectoire rectiligne. Tu aurais pu danser en rond, en carré, décrire des arabesques. Tu as préféré foncer droit devant, ouvrir un segment d'avenir forcéement inachevé. Le cercle ou le carré sont des figures, la ligne n'en est pas une mais elle sert à en construire une infinité. Or, dansant dans le crépuscule, durant ce printemps '97, c'est bien à la reformulation radicale de ton langage chorégraphique que tu travaillais, du moins c'est ainsi que je le comprends aujourd'hui.
Le soir tombait autour d'un attroupement silencieux. De part et d'autre d'un grand tapi orange qui était comme un fragment de terrain de course à pied (le segment d'un piste d'atterrissage?) le public s'était assis. Au milieu, seule à fouler la bande de sol colorée, tu allais et venais, emportée par ton mouvement, trouvant des solutions pour laisser retomber la main au bout de son bras élevée, apaiser la torsion du cou en retard sur le développement des épaules. Tu inventais, Chère Fabienne, des passages entre avant et après-des clés qui déverouillent les portes du devenir. Cette émotion intimement liée à une expérience de connaissance, je voulais que tu saches combien elle a été importante pour moi et, sans doute, pour beaucoup de spectateurs de ton solo.
A toi bien amicalement,
Hervé Laurent
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