"TURBULENCES LIBRE ET STABLE"
Propos recueillis par Michèle Pralong avant le travail de répétitions (déc 99)
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Ce retour en arrière sur ton travail était-il difficile ?
Pas vraiment. Je n'avais jamais revu les vidéos auparavant, car ce que je fais me sert plutôt de tremplin pour passer à autre chose. Je ne savais donc plus exactement ce qui restait de tout cela, sauf intuitivement. Je ne cherche pas à briser des codes ou à être originale, non plus, j'avance, je travaille, j'aiguise un outil, c'est tout. La création est un processus dans lequel je dois offrir le maximum de chance à mon renouvellement. Je n'ai pas de recette. Le processus d'évolution et la démarche sont ce qui est le plus important pour moi et permettent l'acte créateur. Voilà, du moins, le point de vue que je défends. A part cela, juste pour qu'il n'y ait pas de confusion possible, je ne m'essaie pas à la chorégraphie, je sais ce que je fais !
Par ailleurs je ne me satisfais de rien et j'ai besoin de donner, d'adresser ce que je fais à quelqu'un, au public. Ce retour en arrière est naturel en quelque sorte. J'ai besoin d'avancer et de découvrir encore.
Quel regard as-tu porté sur ces pièces ?
Ma production me semblait très diversifiée dans le propos et le traitement. Pourtant beaucoup d'éléments étaient là depuis le début, dans le rapport au temps et à l'espace. Le bleu du ciel, c'est un carré; L'Age d'airain est circulaire; et le Voeu des amants se caractérise par des trajectoires chaotiques de plusieurs couples. J'ai envie d'utiliser à nouveau ces structures dans la prochaine pièce.
En général, le propos et les êtres qui habitent mes chorégraphies ne sont pas abstraits. Ma conception de l'espace en revanche est abstraite, géométrique et fabriquée. Je ne supporte pas un "écart" visuel, j'ai besoin de mettre quelqu'un à une place précise dans l'espace et pas ailleurs.
Est-ce que Collerettes est un virage dans ton travail?
Dans Cellules à collerettes je me suis débarrassée d'une certaine charge symbolique. J'ai tourné une page; je livre les choses plus à plat.
J'ai lancé des pistes que j'aimerais poursuivre. Observer par exemple avec précision l'articulation d'un bras : quand tu lâches, qu'est-ce qui se passe ? Il y a un certain type de mouvement qui en découle (avec sa dynamique propre, son parcours) et qui appartient à chaque danseur. Il faut le scruter. Ce sont "les petites matières".
Peux-tu en dire plus sur cette prochaine création ?
Pour la première pièce "Turbulence libre", ce qui m'amuse, c'est d'utiliser les partitions spatiales de mes anciennes pièces, de les recopier et de citer leurs structures. C'est clairement une donnée de base, une règle du jeu avec des cartes écrites à l'avance constituant des refrains (marqués notamment par le retour de certains passages musicaux précis).
Il s'agira pour les danseurs d'apprendre, par exemple, le parcours du Bleu dans le ciel, puis de reprendre le passage du carré au rond de l'Age d'airain, du rond à l'éclatement en solos, etc.… A l'intérieur de ces parcours donnés, ce qui se passera entre les gens sera un travail basé sur l'improvisation, comme d'habitude, mais les répétitions seront filmées. Je veux pouvoir reproduire exactement ce qui me plaît dans une durée plus longue. J'ai toujours procédé ainsi. Je donne des règles, j'adore mettre de l'ordre dans un espace, je trie et pourtant, j'utilise tout ce que le danseur me donne dans l'improvisation. Je n'ai jamais cherché non plus à reproduire une improvisation brute, telle qu'elle était.
J'ai besoin d'utopie, de façonner, de bâtir avec l'imprévisible. Je considère que je suis un animal qui observe, qui pense, qui cherche de l'or. Et l'or pour moi, c'est ce que va faire "l'autre" (le danseur) avec toutes mes données, mes traces et que je ne peux pas prévoir. Je crois que je conditionne le danseur à me donner ce que je cherche tout en lui laissant une grande liberté, mais réglée et régulée. Ainsi, je fais une proposition plus extrême, plus tendue, d'entrée de jeu. D'un côté, il y a moi et ce qui est déjà écrit et de l'autre, la manière dont les danseurs vont inscrire leurs mouvements en leur donnant un outil d'appui que je nomme "les petites matières".
J'aimerais avancer dans cette exploration. Il s'agit de ne pas faire les choses, mais de laisser faire, vraiment. C'est cette observation organisée et organique qui m'intéresse. J'aimerais l'utiliser avec une mise à plat plus littérale plus affirmée, dans le sens où j'intégrerai à la chorégraphie chaque mouvement qui suit une mise en branle initiale. Je tiens à pointer de plus en plus ces petites secousses induites, qui pourraient passer inaperçues ou être supprimées mécaniquement par le corps, tout simplement pour se rendre compte de la vie propre du corps, sans forcer la conceptualisation, ni a priori ni a posteriori.
En amont du travail de répétition en studio, j'ai lu un livre sur la théorie du chaos (Le chaos" de F. Lurças /Collection Encyclopédique). Il y a des phrases, des bribes d'explications physiques qui recouvrent certaines de mes intuitions chorégraphiques. Mon travail est lié à des trajectoires définies dans le temps et dans l'espace, mais à l'intérieur de cela, le hasard - au sens mathématique du terme - intervient. Tout peut arriver. Je lance l'imprévisible, d'une certaine manière, sur un chemin bien rangé, mais attention les danseurs ne sont pas des dés.
Dans Collerettes, j'ai amorcé un nouvel axe de travail. En effet, j'ai beaucoup insisté sur un certain type de présence: "Les états d'être". Le regard du danseur est dirigé vers le public avec une mise à nue particulière, non psychologique mais comme déshabillée. Entre eux, les états et les regards sont basés sur l'évolution de la pièce et sur leurs relations au sein de la danse.
Chaque regard, intention a été décidé mais il n'y a pas de jeu figé. Le danseur doit respecter l'état dans lequel il est et aller vers ce que nous avons fixé ensemble, de façon à ce que les danseurs restent vivants sans codification figurative. Ainsi j'obtiens souvent ce que je cherche c'est-à-dire un état, une présence où il n'y a pas de jeu forcé. C'est la présence du danseur lui-même qui m'importe.
J'aime cette fragilité parce que j'ai besoin d'une prise sur la réalité dans les yeux des danseurs. Je ne veux pas qu'ils soient enfermés dans leur imaginaire, ce qui donnerait l'impression qu'ils rêvent ou qu'il y a une intention dont je ne comprendrais pas la nature.
De plus, bien que ma technique (realease) soit une base importante, je cherche des danseurs qui ont une formation différente afin d'obtenir un style, une unité mais pas de copie conforme.
Par ailleurs, je me fais un devoir d'argumenter le moindre déplacement, chaque choix se fait par rapport à une somme de possibilités, de contraintes. Ainsi chaque danseur sait pourquoi je fais tel type de choix. Les danseurs participent activement. Je leur demande de regarder et de se regarder entre eux, de parler de leurs impressions.
Tant que je vois que le danseur se pose des questions, j'épuise le sujet et cherche ce qui va nous convaincre. Pour résumer, je leur dis souvent qu'ils sont mon "matos à poésie" mais j'ai besoin d'une réponse de leur part sinon le travail ne peut pas se faire. Un interprète n'est pas un exécutant de pas de danse, cette vision est horrible pour moi sur scène, donc je bouscule le danseur pour qu'il me donne autre chose.
Tu envisages à nouveau de travailler sur le texte et le son avec Yves Meylan.
Comment se passe cette collaboration ?
Marier le texte et la danse ne va pas de soi parce que chaque souffle, chaque ponctuation est toujours ajusté avec le danseur. La rythmique de la phrase est en relation avec le mouvement. Le sens est important pour nous, car rien n'est laissé au hasard, mais notre vision du lien entre le texte et la danse est plus poétique et ludique plutôt qu'explicatif ou didactique. On pourrait dire que le danseur transpire ce texte.
Notre collaboration est de plus en plus précise et nous avons envie de continuer dans ce sens là. C'est un vrai bonheur de travailler avec Yves, il est devenu aussi, avec le temps, un ami. En général, je lui donne des motifs, des intentions, des textes, des passages musicaux. Je lui explique la pièce, c'est fou on parle des heures. Je l'accompagne à son studio d'enregistrement pour les moments d'articulation de la pièce. C'est un travail long et minutieux, souvent je dors sur place, et on continue le lendemain. Il vient toujours voir l'évolution des répétitions, puis on parle encore et encore. Bref nous avons une complicité artistique très forte.
As-tu d'autres projets ?
Dans le cadre de collaborations avec des metteurs en scène et d'écoles, j'ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec des ados et des enfants. Ils adorent bouger dans tous les sens, c'est vital, ils ne se posent pas de questions, ils sautent, ils grimpent comme de petits animaux.
Un jour, j'aimerais travailler avec des "vieux". Il y a quelque chose de bizarre dans tous ces corps jeunes qui bougent, parce que je ne peux jamais oublier qu'il n'y a qu'un temps à cela. Le corps est mortel, on ne peut pas faire des galipettes toute sa vie et pourtant, tout au long d'une vie tant de choses se passent et sont à dire. Pour représenter quelque chose qui existe aussi dans mon monde intérieur, il faudrait des hommes, des vieux, des enfants, de tout. Mais c'est une infrastructure très différente. Actuellement, je travaille avec des femmes. Ce registre spécifique et affirmé me permet paradoxalement grâce à cette "abstraction" de représenter un tout.
La danse pour moi est une "utopie" que j'aime, elle est presque impossible, donc terriblement poétique.
En collaboration avec Fabienne Thonney et Alya Stürenburg
LES QUESTIONS DE
MICHELE PRALONG